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La réalité des Canadiens qui vivent d’une paie à l’autre
Lecture de 8 minutes
Écrit par
Ayaz Virani
En résumé
47 % des Canadiens vivent d’une paie à l’autre et bon nombre d’entre eux ont recours à une autorisation de découvert ou à un autre type de prêt pour s’en sortir.
L’accès aux prêts est toutefois marqué par des inégalités. Si vous gagnez un revenu moyen à élevé et avez une bonne cote de crédit, vous aurez accès à des produits de prêt décents, comme des marges de crédit.
Toutefois, si votre revenu est faible ou si vous avez un mauvais crédit, vous aurez seulement accès à des prêts sur salaire abusifs.
Quelle est la solution? Effectuez vos demandes de prêt auprès de coopératives de crédit qui ont tendance à avoir une approche plus communautaire.
Saviez-vous que 47 % des Canadiens vivent d’une paie à l’autre? Presque la moitié de la population est donc à une paie près de se retrouver dans une situation très difficile. Des paiements en retard, un réfrigérateur vide, une facture de carte de crédit qui les prend à la gorge… Voilà le genre de situations dans lesquelles se trouvent environ 17 673 000 personnes au Canada. Avant de commencer mes recherches, je n’avais pas saisi l’ampleur de ce problème et, franchement, le cauchemar qu’il représente. Bien sûr, j’avais entendu des statistiques selon lesquelles, au Canada, on dépense en moyenne environ 1,77 $ pour chaque dollar gagné, mais je n’avais jamais vraiment réalisé qu’emprunter de l’argent est une nécessité pour beaucoup de gens. Et que c’est assez fréquent.
Pendant que notre équipe chez KOHO développait la nouvelle fonction d’avance de salaire, nous avons sondé près de 500 Canadiens. Cela nous a permis de constater que 86 % d’entre eux étaient à court d’argent pour payer leurs dépenses quotidiennes. Naturellement, j’ai voulu savoir ce que les gens utilisent actuellement pour combler l’écart entre leurs dépenses et leur prochaine paie. En théorie, ils ont recours aux autorisations de découvert et aux prêts sur salaire. En réalité, c’est souvent le privilège de nombreux Canadiens qui leur permet d’amortir leur fardeau d’une paie à l’autre.
Commençons par examiner quelques statistiques. Pendant la pandémie de COVID-19, Vice a rapporté que les prêteurs sur salaire facturaient jusqu’à 780 % d’intérêts. Oui, vous avez bien lu, et oui, cela devrait être criminel. Bien qu’il semble évident que les gens devraient éviter les prêteurs sur salaire, la triste réalité est qu’il n’est pas si facile d’avoir accès à d’autres options, comme les autorisations de découvert. J’en ai parlé à Parween Mander, coach financière chez KOHO, qui m’a expliqué que « ce n’est pas tout le monde qui peut avoir accès à une autorisation de découvert ou à une marge de crédit en raison de ses revenus ou d’une mauvaise cote de crédit, ce qui explique pourquoi les entreprises de prêt sur salaire existent encore ». C’est ce qui explique aussi les taux d’intérêt de 780 % (qui font monter ma pression artérielle). Il s’agit du dernier recours et de la seule option pour beaucoup de gens.
J’ai discuté avec une source, qui travaille dans l’une des cinq principales banques canadiennes, pour mieux comprendre cette situation désastreuse. J’ai également décidé de demander un découvert pour voir les frais (souvent sournois) qui me seraient imposés directement. J’étais également prêt à contracter un prêt sur salaire pour voir à quel point les frais seraient élevés, mais de nombreux experts m’ont dit que les conséquences seraient catastrophiques pour ma cote de crédit. J’ai donc décidé de ne pas prendre ce risque à moins d’en avoir vraiment besoin.
Le lien complexe qui unit les inégalités et les petits prêts
Comme vous l’aurez compris, si vous ne le saviez pas déjà, la dette des particuliers et des ménages canadiens est hors de contrôle. En plus, elle ne cesse de grandir, jour après jour. J’ai décidé de sonder certains de mes amis, dont un bon nombre font partie des 47 % de Canadiens qui vivent d’une paie à l’autre. Selon eux, les quelques jours précédant le prochain jour de paie sont souvent les plus difficiles, car leurs factures et leur loyer doivent être payés, leur voiture a besoin d’essence et le contenu de leur réfrigérateur est dans un triste état. Que peut-on faire quand il faut payer des factures, mais que la prochaine paie n’est pas avant quelques jours? De nombreuses personnes cherchent à obtenir un petit prêt pour s’en sortir.
L’accès aux petits prêts est marqué par les inégalités, notamment celles relatives au revenu et à la cote de crédit. Si vous disposez d’un revenu moyen à élevé et d’une bonne cote de crédit, vous aurez accès à des produits de prêt décents, comme des marges de crédit personnelles et des autorisations de découvert. Par contre, si votre revenu est faible ou votre cote mauvaise, vous aurez seulement accès à des prêts sur salaire abusifs.
« L’accès aux petits prêts est marqué par les inégalités, notamment celles relatives au revenu et à la cote de crédit. »
Les préjugés et les autorisations de découvert
Les grandes banques adorent faire la promotion des autorisations de découvert à l’aide de slogans comme « évitez des frais d’insuffisance de fonds de 45 $ » et « profitez de la tranquillité d’esprit que procure la certitude que vos paiements seront acceptés ». Elles soulignent à gros trait le montant que vous pourrez emprunter et les frais que vous devrez payer mais, curieusement, peu d’entre elles mentionnent clairement le taux d’intérêt annuel lié au prêt.
J’ai donc décidé de demander un découvert de 100 $ pendant deux semaines pour voir ce que cela donnerait. Comme mon autorisation de découvert fonctionnait selon un modèle de paiement à l’utilisation, on m’a immédiatement facturé des frais de 5 $. (Les frais d’utilisation ne peuvent vous être facturés qu’une fois que vous êtes à découvert, les frais eux-mêmes sont donc un prêt qui s’ajoute à votre prêt.) L’autorisation de découvert est une solution plutôt intéressante pour les personnes qui sont rarement dans le rouge. Toutefois, elle comporte certains risques. Par exemple, si j’avais choisi de dépenser jusqu’à 100 $ de découvert, on m’aurait facturé 5 $ pour chaque transaction, d’où le concept de paiement à l’utilisation. Cela signifie que, si j’avais effectué cinq transactions de 20 $, mon découvert aurait été de 100 $ et j’aurais payé 25 $ de frais d’utilisation, pour un coût total de 125 $ plus intérêts.
Il est également possible de payer un prix fixe de 4 $ par mois pour éviter d’accumuler les frais d’utilisation, mais il faut alors partir du principe que vous serez souvent à découvert. Autrement dit, les grandes banques veulent que vous vous endettiez chaque mois, car elles tirent profit des intérêts constamment dus sur le solde (les intérêts annuels peuvent atteindre de 19 à 22 %, en passant).
DÉPENSEZ MIEUX. ÉCONOMISEZ PLUS
J’ai parlé de tout cela avec la personne qui travaille dans une grande banque. Pour protéger son identité, je l’appellerai Amira. Selon elle, si vous avez souvent recours aux autorisations de découvert, les banques vous suggéreront de passer du modèle de paiement à l’utilisation à un prix fixe de 4 $ par mois. « Comme geste de bonne volonté, nous remboursons parfois les frais d’utilisation de 5 $, mais ce genre de décision varie en fonction du client et de l’employé. » Si je comprends bien, ce geste dépend de la relation avec l’employé, voire de son humeur. On dirait une situation propice aux inégalités en raison des préjugés inconscients, non? Lorsque j’ai posé la question à Amira, elle s’est empressée d’ajouter ceci : « Il y aura toujours des préjugés, mais nous avons mis en place une formation en ligne obligatoire qui aide notre personnel à voir au-delà de leurs propres préjugés et à favoriser l’inclusion. » Les formations en ligne peuvent être utiles, mais le démantèlement des préjugés inconscients se fait rarement en quelques heures seulement.
Lorsque j’ai tenté de savoir quelles tranches de revenus correspondaient aux gens qui utilisent le plus souvent les autorisations de découvert, j’ai été surpris d’apprendre qu’Amira ne pouvait pas dégager de tendances : « Certains clients fortunés ne contrôlent pas leurs dépenses et se mettent constamment à découvert alors que certains clients non fortunés ne le font jamais. Tout dépend de la façon dont ils gèrent leur argent. »
En réalité, il y a une énorme différence entre ne pas être riche et avoir un faible revenu. Pour pouvoir profiter d’un découvert, vous devez être autorisé à le faire. Étant donné que la plupart des banques ne signalent pas les découverts à Equifax, la cote de crédit d’un client est l’un des principaux facteurs permettant de déterminer s’il est admissible.
Donc, si votre cote de crédit est mauvaise, votre demande d’autorisation de découvert ne sera probablement pas acceptée. Pire encore, vous ne pourrez probablement pas obtenir de carte de crédit, ce qui vous laisse seulement la pire des options : les prêts sur salaire abusifs.
« En réalité, il y a une énorme différence entre ne pas être riche et avoir un faible revenu. »
Les risques relatifs aux prêts sur salaire abusifs
Ce n’est pas pour rien que les prêts sur salaire sont synonymes de prêts abusifs, car c’est exactement ce qu’ils sont : des prêts extrêmement coûteux qui entraînent une partie de la population, tout particulièrement les personnes marginalisées à faible revenu, dans le cercle vicieux de l’endettement. À ce propos, nous avons déjà parlé à quelques jeunes Torontois qui se sont retrouvés coincés dans le cycle des prêts sur salaire et qui aimeraient revenir en arrière.
En fin de compte, j’ai décidé de ne pas demander un prêt sur salaire de 100 $ seulement pour écrire cet article, car le risque n’en valait tout simplement pas la peine. J’ai de la chance, mais pour un grand nombre de personnes, c’est inévitable. Pourtant, le monde des finances est unanime sur le fait que les prêts sur salaire doivent être évités à tout prix. Les entreprises de technologie financière (comme KOHO), les grandes banques (comme la Banque Royale du Canada) et même l’Agence de la consommation en matière financière du Canada (ACFC), dans ce rapport, mettent en garde les clients. Dans ce cas, pourquoi les entreprises de prêt sur salaire sont-elles considérées comme un service essentiel en temps de pandémie?
DÉPENSEZ MIEUX. ÉCONOMISEZ PLUS
Y a-t-il une solution?
Comme je l’ai dit ci-dessus, j’ai demandé un découvert de 100 $ pendant deux semaines. Au total, j’ai dû payer 105,72 $ (100 $ de prêt, 5 $ de frais et 0,72 $ d’intérêts). Dans l’ensemble, l’expérience s’est déroulée sans problème, mais je suis tout à fait conscient que je suis privilégié d’avoir obtenu une autorisation de découvert dès le départ. Si vous n’avez besoin que d’un petit montant (quelques centaines de dollars, par exemple) et que vous pouvez le rembourser rapidement, le découvert est un moyen simple de répondre à ce besoin. Toutefois, n’oubliez pas de faire preuve de prudence. Les frais s’accumulent au cours d’une année, tout comme les intérêts.
Les prêts sur salaire, en revanche, doivent être évités à tout prix, dans la mesure du possible. Ils sont présentés comme le moyen le plus rapide et le plus facile de mettre la main sur de l’argent en cas de besoin, mais leurs coûts dépassent largement leurs avantages. Dans le rapport de l’ACFC mentionné ci-dessus, on fournit en exemple les coûts suivants, accumulés dans le cadre d’un prêt de 200 $ pour 14 jours :
Marge de crédit : 5,81 $;
Protection contre les découverts dans un compte bancaire : 7,19 $;
Avance de fonds sur une carte de crédit : 7,42 $;
Prêt sur salaire : 63 $.
Plus inquiétant encore, près de 60 % des personnes sondées dans le cadre du rapport ignoraient que les prêts sur salaire coûtent plus cher qu’un solde impayé ou une avance de fonds sur une carte de crédit. En d’autres termes, les personnes ayant recours aux prêts sur salaire ne savaient même pas combien cela leur coûtait. Toujours dans le même rapport, l’ACFC donne l’avertissement suivant : « Avant de prendre une décision, explorez vos options. » Pourquoi n’y a-t-il pas une meilleure solution?
On ne peut déterminer avec certitude si cette ignorance est attribuable aux publicités manipulatrices ou à un manque de culture financière (bien qu’il soit intéressant de noter que les répondants ayant une meilleure culture financière avaient moins recours aux prêts sur salaire). Ce qui est clair, en revanche, c’est que les prêts sur salaire sont abusifs par nature et qu’ils font tout simplement du tort à ceux qui n’ont déjà pas de chance (ni d’argent).
« Près de la moitié de la population est à une paie de l’insolvabilité, alors il serait naïf de croire qu’il ne s’agit pas d’un problème collectif. »
Amira a conclu notre conversation en affirmant ceci : « Les clients s’en tireront mieux s’ils demandent une avance de fonds sur leur carte Visa ou Mastercard à 21 % d’intérêt plutôt qu’un prêt sur salaire. Les taux et les frais relatifs à ce type de prêt sont ridicules, même s’ils sont présentés comme étant accessibles. »
Malheureusement, le problème persiste : si vous avez un faible revenu ou une mauvaise cote de crédit, vous ne pourrez probablement pas utiliser les trois premiers produits de prêt mentionnés ci-dessus. Autrement dit, nous maintenons en place un système qui critique fortement les prêts sur salaire, mais qui continue d’en faire un service essentiel parce que de nombreux Canadiens sont obligés d’y avoir recours.
J’ai fait le tour de la question avec Parween, qui estime que « nous avons besoin d’outils et de ressources accessibles qui n’emprisonnent pas les personnes vulnérables dans un cycle d’endettement ». Elle suggère de demander un prêt à des coopératives de crédit, plutôt qu’à des entreprises de prêt sur salaire, parce qu’elles ont une approche plus communautaire. Ces coopératives offrent souvent des programmes particuliers pour aider les gens et pour rendre le crédit plus accessible.
En bout de ligne, il reste à trouver une véritable solution qui répond aux besoins des Canadiens ayant du mal à joindre les deux bouts dans les quelques jours précédant leur prochaine paie et qui ne les entraîne pas dans un cycle d’endettement paralysant.
Près de la moitié de la population est à une paie de l’insolvabilité, alors il serait naïf de croire qu’il ne s’agit pas d’un problème collectif. L’ensemble des acteurs du secteur financier et des organismes de réglementation doivent réfléchir à la façon dont ils maintiennent le privilège des mieux nantis et se demander si leurs pratiques ne nuisent pas plus aux Canadiens qu’elles ne les aident. Bref, pouvez-vous vraiment compter sur votre banque lorsque les temps sont durs? Probablement pas. Faites comme nous et exigez la fin du statu quo!